tiout jpg

L'Algérie, un immense musée à ciel ouvert

Par Ginette Aumassip, préhistorienne - Djazaïr 2003, revue du commissariat général de l'année de l'Algérie en France

En 2003, l'Année de l'Algérie en France a donné au public français l'occasion de découvrir le riche patrimoine algérien en matière d'Art rupestre. C'est ainsi que le Musée de l'Homme et le Museum d'Histoire naturelle de Paris ont abrité des expositions sur les merveilles de l'art rupestre d'Algérie, de même que d'autres établissements en province : le Musée de Nemours, en Ile de France, le Museum d'Histoire naturelle de Dijon, le Museum d'Angers ou bien encore le Parc de la Préhistoire de Tarascon (Ariège). Et c'est encore cet art que l'on retrouve dans des catalogues comme celui produit par l'exposition "Par ures" à Mantes la Jolie pour évoquer les "Belles d'Antan".


Du nord au sud, d'est en ouest, les rochers du pays supportent des gravures et des peintures qui remontent à des temps immémoriaux. Les spécialistes discutent avec véhémence de cet âge:, quelque 8000 ans disent les partisans d'une séquence courte, trouvant dans la culture capsienne(1) qui fleurit dans le Constantinois entre les 8ème et 5ème millénaires, l'origine de cet art, du moins dans le Nord; sans doute plus de 20 000 ans disent les autres. Ces derniers, non seulement se demandent pourquoi l'art rupestre du Nord de l'Afrique qui rejoint dans sa conception flore quasiment inexistante, animaux omniprésents mais avec peu d'espèces, sol jamais marqué, l'art du Nord de la Méditerranée, n'aurait pas le même âge, mais ils étayent cette thèse par de récentes découvertes. Ainsi à Tidunadj dans le Tadrart, province quasi-inhabitée du Grand Sud, des gravures de bovins sont antérieures à une terrasse d'oued qui les oblitère; à Tin Ghegho en Ahaggar, de très longues durées s'inscrivent dans l'altération différentielle des parois gravées. En l'attente de possibilités de datation directe, la chronologie de l'art rupestre est établie par une mise en relation avec des données elles-mêmes datables ou dont on peut apprécier la durée. Actuellement, trois éléments fondamentaux président à cette ordonnance : la présence humaine tantôt discrète, tantôt ostentatoire, celle de bétail et celle de Pelorovis (2), espèce qui s'est éteinte il y a quelques millénaires, au cours de l'Holocène, à un moment encore mal situé. A ces éléments s'ajoute pour les gravures un critère délicat, mais essentiel, le vieillissement du trait qui se traduit de diverses manières par son émoussé, son lustre, sa patine.

Aouanrhet la déesse cornue ou «Dame blanche» (Période des têtes rondes)

Bien avant l'Egypte pharaonique

Art de plein air, art de l'espace et de la lumière, cet art s'épanouit sur des parois de falaises, des éboulis rocheux ou à la faveur d'abris sous roche peu profonds. L'occupation des surfaces porteuses n'apparaît pas quelconque : placées souvent à hauteur d'homme, certaines figures peuvent aussi être si haut perchées qu'elles appellent l'usage d'échafaudage. La valeur à ces dispositions est délicate à apprécier d'autant que de nombreuses représentations ont été altérées par le temps, ne nous donnant plus accès qu'à un art résiduel. La multitude d'images restantes, qui est encore loin d'être totalement répertoriée, comporte un nombre incalculable de chefs d'oeuvre. Elle illustre la diversité physique et culturelle de ces anciennes populations, leur vie quotidienne, leurs rites, leurs mythes.

Elle montre que le Maghreb fut un grand foyer de civilisation et de création artistique, bien avant l'Egypte pharaonique.
C'est à Thiout, dans le Sud Oranais, qu'une paroi gravée attribuable pour la première fois sans réserve à des temps révolus était reconnue en 1847. Bien antérieure aux découvertes qui allaient rendre célèbres les grottes ornées d'Espagne ou de France, c'était la première reconnaissance d'un art appartenant à des temps révolus. Depuis, les découvertes se multiplient sans cesse mais ne sont pas médiatisées comme celles des grottes Cosquer ou Chauvet en France ; pourtant certaines apportent une très haute tenue esthétique et des indications essentielles sur les peuplements anciens, leurs vicissitudes. L'évolution de cet art a été fixée sous forme de périodes par Théodore Monod dans l'Adrar Ahnet, et affinée par Henri Lhote dont les travaux ont fortement contribué à sa connaissance. La plus ancienne découverte ne comporte que des gravures sans que l'on puisse savoir si des peintures existaient qui auraient été détruites par le temps. Th. Monod l'a nommée période bubaline car elle figure un énorme bovidé dit parfois "bubale"qui vivait alors. A l'aide d'un trait poli, profond et régulier, avec un puissant réalisme, les artistes de cette période ont tracé des animaux isolés, souvent avec de grandes dimensions. Cet art est un art de Chasseurs, tourné vers l'environnement ani mal que son réalisme paraît traduire avec un maximum de vérité comme pour s'en saisir. Deux imposants foyers existent, l'un dans l'Atlas saharien, l'autre dans les montagnes du Sahara, et malgré un fond d'unité indéniable, on ne sait encore quels liens ont pu exister entre eux. Dans l'Atlas saharien, auprès du bubale, une représentation majeure est le bélier. Portant un imposant sphéroïde sur la tête qui a été rapproché d'un disque solaire, il est généralement associé à des personnages en position d'orant(3), ce qui lui accorde un caractère sacré. On ne peut que penser au bélier d'Amon(4) et c'est d'ailleurs cette analogie qui fut à l'origine des chronologies courtes proposées au début du 20ème siècle.


Gravure de Teghaghart : remarquable composition évoquant des bovins s'appretant à s'abreuver


Périodes des "Têtes Rondes"

La période bubaline est suivie par la période bovidienne qui doit son nom aux nombreux bovins gravés ou peints alors, souvent par troupeaux entiers. A cet art s'ajoute alors la sculpture, avec d'admirables représentations d'animaux, souvent de bovins, en ronde bosse qui ne dépareilleraient en rien la sculpture moderne. Art de Pasteurs, il se développe entre - 5 500 et - 2 000 ans. Les animaux portent des robes pie ou divers attributs comme colliers, longes, qui indiquent leur domestication. Les pis sont représentés gonflés, suggérant la pratique de la traite. Les peintures sont riches de scènes montrant les détails de la vie quotidienne. Dans les phases anciennes, les personnages sont habillés d'un simple pagne, ils portent de longues robes dans les étages récents. Ils accordent une grande importance à leur coiffure, souvent en volumineux cimier. Une des particularités de cette période, surtout de sa fin, est la reprise des traits estompés de gravures antérieures ; elle est particulièrement fréquente dans certaines régions comme le Tadrart. Il peut s'en suivre un véritable imbroglio à première vue, car la technique bovidienne qui est un piquetage, reproduit alors des scènes insolites pour cette période, pouvant entraîner de sévères confusions dans les traductions que l'on peut faire de cet art.
Au Sahara, la période bovidienne est précédée par une phase peinte des plus originales qui a reçu le nom de "période des Têtes Rondes" en raison de l'aspect des personnages de l'une de ses phases. Très complexe, elle est subdivisée en plus de six phases dont la succession est assurée par des superpositions. Elle apparaîtrait avant -10 000 ans, précédée d'un étage dit "Kel Essuf" qui serait à son origine. Quoiqu'exclusivement gravées elles aussi, les représentations "Kel Essuf" sont bien différentes des gravures bubalines. Connues presqu'exclusivement dans le Tadrart, en particulier dans le Sud, elles représentent des êtres énigmatiques anthropomorphes ou zoomorphes. Si leur appartenance culturelle reste problématique, leur association avec ce que l'on nomme des planchers à auges, qui sont des aménagements dans les rochers ayant servi à recueillir de l'eau, permet de les rapporter comme ces derniers, à la grande période aride qui sévit sur le Sahara durant la dernière période glaciaire, entre 20 000 et 10 000 ans.
Dans les peintures Têtes Rondes, l'omniprésence de l'homme traduit des soucis bien différents de ceux de la période bubaline même si cette dernière, dans sa partie finale, en est peut-être contemporaine. Ces représentations humaines sont très variées, tantôt réduites à de petits personnages qui font penser à des diablotins, tantôt amenées à de très grandes dimensions (jusqu'à 6 m pour une peinture de Jabbaren) qui ont conduit les premiers Européens les ayant vu, à les qualifier de " grands dieux". Ponctué de figures masquées, placé dans des abris qui n'étaient pas des habitations mais des sanctuaires, tout dans cet art est empreint d'une grande spiritualité.
Au cours du 2ème millénaire, la période bovidienne prend fin, le désert chassant peu à peu les troupeaux vers le sud. Des modifications majeures interviendront en réaction à la désertification. Le cheval et le char qui apparaissent alors dans l'art en seront les soutiens. Le cheval est souvent représenté dans les peintures avec un style particulier dit "galop volant", et s'accompagne des signes d'un des plus vieux alphabets du monde, le tifinagh. C'est le début de la période libyco-berbère qui verra son épanouissement avec l'intervention du chameau, que l'on peut situer au début de l'ère chrétienne. En remplaçant le cheval dans l'art rupestre, le chameau témoigne de l'aridification générale. Les figures deviennent de plus en plus schématiques, la technique plus incertaine. Les caractères alphabétiques prolifèrent qui supplanteront les images.


Gravure Gravure de Tamadjert (T N 'Ajjar):attelage de char. A remarquer le galot dit "volant" du cheval

Domestiquer la girafe !
Dans ces sociétés, l'art a un rôle magique, il est langage. Médiateur entre son groupe et l'univers, l'artiste eut-il une part de recherche esthétique ? Devait-il créer des oeuvres d'une plastique achevée, rendre la réalité ou l'imaginaire ? Des techniques employées, on connaît l'origine des pigments : les ocres se trouvent couramment dans la nature sous forme d'oxydes de fer auxquels les impuretés donnent des tons différents, les blancs proviennent du kaolin, fréquent dans certaines régions du Sahara central. Des analyses permettent de soupçonner leurs préparations : pilés, ces colorants étaient mêlés à des substances servant de liants, comme le lait, le miel, la sève, voire le sang et même l'urine.
Au travers de ces images, de l'évolution dans le choix des sujets, ce sont des modes de vie qui sont décrits. Depuis que l'on a pu mettre en relation les niveaux de peintures avec les niveaux archéologiques dégagés par les fouilles, on dispose d'un vaste éventail d'éléments pour les connaître. Dans l'art des Têtes Rondes, la fréquence des représentations du mouflon n'est pas un choix innocent ; l'idée que l'on ait pu tenter de le domestiquer qui avait été émise, a trouvé une éclatante confirmation récemment en Libye, où au fond d'un abri, les archéologues ont découvert une aire de stabulation de cet animal et un apport de foin. Ce temps, vieux de plus de 10 000 ans, où l'homme commence à domestiquer les animaux s'avère plein de surprises. On n'exclut pas aujourd'hui que les populations du Tassili N'Ajjer aient tenté de domestiquer la girafe !


Aouanrhet : Masque
(période des Têtes rondes)

Etalées dans le temps, ces fresques permettent aussi de suivre l'évolution et l'adaptation des sociétés humaines à un milieu essentiellement changeant, se détériorant gravement à partir du milieu du 3ème millénaire. Si certaines sont de véritables instantanés, des scènes de la vie, beaucoup ont un caractère rituel. Le soin avec lequel l'art bovi dien a traité les têtes et surtout les cornages des bovins qui peuvent même être décorés, évoque une relation au sacré. Des inhumations de bovins retrouvées dans la nécropole de Mankhor, toutes privées des chevilles osseuses qui supportent les cornes, renforcent ce rapport et l'importance rituelle des cornes dont on peut encore trouver aisément des traces dans les attitudes d'aujourd'hui. Hampâté Bâ, ambassadeur du Mali auprès de l'UNESCO et grand initié peul nous a appris à en lire plusieurs au travers des mythes peuls, en y retrouvant les mêmes scènes initiatiques, des campements structurés de la même manière, les mêmes coiffures. Il amenait la question des relations entre ces anciennes populations et les populations peules. Les migrations vers le Sud qui sont perçues à partir de 2 500 av. J.-C. invitent volontiers à des liens, non pas des seules cultures, mais aussi des hommes.

(1) Du paléolithique final en Afrique du Nord, durant lequel le mode de vie devient sédentaire ou semi-nomade.
(2) Pélorovis ou bubale, bovidé qui s'est éteint au néolithique.
(3) En position de prière.
(4) Dieu égyptien, patron de Thèbes. Il fut assimilé plus tard à Rê, dieu solaire représenté portant un disque solaire sur la tête.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire