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Un siècle après sa disparition

Un siècle après sa disparition. (1904-2004)
Dr. Mohamed Rochd*
Cela fait maintenant plus d’un siècle qu’Isabelle Eberhardt est morte, victime de la crue de l’oued, le vendredi 21 octobre 1904, et exactement cent ans, d’après la plupart des biographes, que son premier ouvrage posthume, Dans l’ombre de l’Islâm, a paru . Mais cette figure inhabituelle de femme et d’écrivain singulier continue de susciter articles et ouvrages. Si la célébration du centenaire de sa disparition a été marquée par des journées d’études et aussi des publications ou plutôt des rééditions de circonstances, à part un ouvrage inédit, Isabelle Eberhardt ou le rêve de liberté, en 2003 , 2006 va être une année faste, puisque pas moins de quatre ouvrages nouveaux ont été édités ou sont sur le point de l’être, dont deux en Algérie.
Revenons sur les quelques rééditions d’avant le centenaire. D’abord, la monumentale biographie d’Edmonde Charles-Roux, Isabelle du désert, (Grasset) qui a redonné les deux tomes, Un désir d’Orient et Nomade j’étais, avec l’ajout d’illustrations. Personnellement, nous aurions aimé que la biographe revoie quelques aspects contestables : les circonstances de la mort et la découverte du corps de l’écrivain, l’intrusion de Mohammed Taïeb, dignitaire kadri, qui était allé arrêter trois des meurtriers du marquis de Morès en Libye - affaire où Isabelle Eberhardt était quelque peu mêlée - et la période algérienne de l’héroïne (2 ans et 9 mois), qui a été un peu escamotée. Malheureusement, l’auteur n’a pas pensé à remanier ces passages de valeur insuffisante. Néanmoins, telle qu’elle existe, cette biographie d’Isabelle Eberhardt est de loin la plus complète et la plus fouillée.
La réédition de l’œuvre de l’écrivain chez Joëlle Losfled souffre de défauts bien plus importants. C’est simplement la reproduction des Ecrits sur le sable défaillants, tomes I et II parus chez Grasset, respectivement en 1988 et 1990, en cinq volumes, aux titres remaniés, Au pays des sables, Journaliers (2002) Amours nomades et Sud-Oranais (2003) et de Silhouette d’Afrique (ce dernier non paru à ce jour). Bien que les deux éditeurs, Jean-Marie Huleu et Marie-Odile Delacour, réclament la fidélité aux manuscrits ou aux textes parus dans les journaux de l’époque, leurs versions naviguent entre la reprise de quelques manuscrits et de celles publiées par le premier éditeur, Victor Barrucand.
Le tome I, regroupant récits, notes et journaliers, est le plus infidèle. Que ce soit Sud-Oranais où il manque six chapitres du manuscrit , et deux autres, essentiellement écrits par l’écrivaine , tandis que trois derniers ne doivent rien à la plume d’Isabelle Eberhardt ou le récit « Vers les horizons bleus », trop distant des cahiers manuscrits du fonds I.E des Archives d’Outre-Mer d’Aix-en-Provence ou encore Les journaliers(journal intime publié par René-Louis et dont on ne dispose plus du manuscrit), tous ces écrits portent, en ce qui concerne les deux premiers, d’importantes modifications de Victor Barrucand, et le troisième plus de soixante-dix erreurs de déchiffrage de Doyon. Pour le cas précis de Sud-Oranais, comment peut-on revendiquer la fidélité au manuscrit, alors que ce dernier, consultable aux Archives d’Outre-Mer, est incomplet ? Ce problème n’a même pas été signalé par les deux éditeurs. Une édition critique de Sud-Oranais va faire le point sur cette œuvre, certainement la plus accomplie de l’écrivaine.
En ce qui concerne le tome II d’Ecrits, regroupant nouvelles et roman, le travail d’épuration est encore insuffisant, puisque, pour les premières, nous sommes parvenu au résultat suivant : la moitié d’entre elles est d’une fidélité presque totale (entre Zéro et neuf modifications par rapport aux manuscrits ou aux manuscrits ou aux versions parues du vivant de l’auteur) et l’autre moitié d’une exactitude très relative, avec un quart d’entre elles très contestable (entre cinquante et plus de cents remaniements). Quant au roman Trimardeur, si l’on constate l’élimination de nombreuses interventions de V. Barrucand, le texte n’est par tout à fait fidèle aux manuscrits, parce que la version proposée élimine complètement le dernier état du manuscrit disponible (celui d’Aïn-Séfra) à Aix-en-Provence.
Finalement, Isabelle Eberhardt ou le rêve du désert (texte de Catherine Sauvat et photographies de Jean-Luc Manaud) a été le seul ouvrage inédit précédant le centenaire. Soulignons que l’ensemble des photos (cartes de l’époque et prises de vue actuelles) est bien choisie et relativement pertinente. On peut cependant déplorer l’absence de vues sur Bechar et Kenadsa, ce qui est dommageable quand on connaît l’importance de ces deux localités dans Sud-Oranais. Si la tentative de ressusciter les traces d’Isabelle Eberhardt de Marseille en 1897 en Tunisie et en Algérie (et aussi au Maroc) est bien menée, il y a quelque erreurs dans le texte et un parti pris de célébrer l’exotisme des « lieux magiques ». La seule citation des chapitres permet de le constater, même si leurs intitulés sont souvent repris d’expressions d’Isabelle : « Le rêve d’un vieil Orient resplendissant et morne », « La révélation d’une âme », « Ce pays âpre et splendide », « Le soleil me tente et la route me reste ». Citons quelques erreurs manifestes : voyage d’Isabelle Eberhardt en 1898 à Alger, photo d’Isabelle en costume de marin à 18 ans et datée de 1901 (c’est-à-dire à 24ans), découverte du désert à 20 ans, alors que c’est Bône et sa région qu’elle découvre à cet âge-là et le Sahara deux ans plus tard. Mais ce qui est encore plus regrettable, c’est de reproduire le roman de la fuite de la mère, avec le précepteur (ex-pope) à travers la Turquie et l’Italie, aventures dont Edmonde Charles-Rous a montré l’absence de fondements réels. Appeler Alger « la grande Azurée », est un contresens manifeste, car Isabelle dénommait ainsi la Méditerranée, comme le montre l’extrait des Journaliers, à la date du 21 janvier 1902 : « Enfin, le rêve du retour d’exil s’est réalisé, nous voilà, une fois de plus, au grand soleil éternellement jeune et lumineux, sur la terre aimée, en face de la grande Azurée murmurante ».
Dans l’ensemble du commentaire, on décèle un défaut, important mais inévitable, pour tous ceux qui écrivent sur une écrivain auquel ils n’ont pas consacré de recherches personnelles de fons : Catherine Sauvat croit sur parole les Huleu et Delacour (ce qui va entraîner à attribuer à Isabelle Eberhardt des citations qui ne sont nullement de sa plume : par exemple elle finit en disant « Elle s’en va en galopant rapidement au loin », fin directement inspirée de la plume de V. Barrucand) et à attribuer à la seule plume de l’écrivain ce qui est redevable de l’influence de tel ou tel autre écrivain. Ainsi en est-il des citations de l’œuvre de jeunesse qui sont directement redevables de la prégnance de Pierre Loti, qui est juste évoquée par une courte phrase. Mais contrairement à ce que C. Sauvat affirme, Loti, n’a jamais raconté dans le Roman d’un spahi, « ses virées dans le bas-fonds d’Istanbul » pour la simple raison que ce roman se situe à Saint-Louis et au Sénégal (ces balades sont évoquées dans Aziyadé- erreur grossière qui souligne une défaillance littéraire de l’auteur).
On peut également regretter des coupures de citations, maladroites ou même intempestives. Ainsi p.53, C. Savat déplore « à Alger la foule dense, forcément bruyante qui finit par ne plus savoir trouver son propre souffle d’apaisement » et passe sous silence la suite : « De plus en plus, je hais férocement, aveuglement, la foule, cette ennemie née du rêve et de la pensée. C’est elle qui m’empêche de vivre à Alger, comme j’ai vécu ailleurs » (Mes journaliers du 8 juin 1902). La même censure se remarque à propos du passage relatif à l’installation à Bône où Isabelle déclare que « les musulmans l’ont reçue à bras ouverts et [qu’elle] ne conna-[ît] pas encore un seul Français ni Française» mais Sauvat s’abstient adroitement de donner la suite qui heurte les nostalgiques de la colonisation et est sujet à polémique : « Ce qui m’écoeure ici, c’est l’odieuse [souligné par I.E] conduite des Européens envers les Arabes, ce peuple que j’aime
et qui, Inch’Allah, sera mon peuple à moi ». En conséquence, face à la dimension onirique et mystique d’Isabelle Eberhardt, il y a également une Isabelle combative, défendant les musulmans, le naïb d’Ouargla, les coutumes autochtones, et qui s’interroge sur le colonialisme, aspects largement passés sous silence par l’auteur !
Notre appréciation d’ensemble est partagée : excellente et magnifique mise en page, avec un texte aéré, qui colle aux illustrations, mais quelques erreurs de jugement : fausse fidélité des versions proposées par Grasset à travers les Ecrits, reprises d’élucubrations sur les circonstances de la venue en Suisse de la mère d’I.E., quelques méprises biographiques et une tendance à n’envisager l’œuvre que sous son angle poétique : célébration d’une civilisation, d’une terre plus rêvée que réelle. L’œuvre d’Isabelle Eberhardt n’est-elle que révélation d’une terre différente et d’habitants autres que ceux de l’Europe ? Pour nous, certainement bien plus : compréhension profonde de l’Islâm populaire, confrontation d’une personnalité avec une culture autre, interrogation sur la pérennité des cultures, opposition entre tradition et modernité, hiatus du colonialisme et recherches de valeurs intemporelles.
En France sont sur le point de paraître deux essais, l’un intitulé Isabelle Eberhardt, aux éditions Chèvre-feuille étoilée et l’autre, Isabelle Eberhardt, une renaissance arabe, chez Maisonneuve et Larose. Du premier, nous ignorons le contenu, tandis que le second aborde les sept dernières années de la vie de l’écrivain, en s’interrogeant sur le rôle et la place de la religion. D’après l’auteur, Isabelle Eberhardt était persuadée qu’un Islâm tolérant pouvait accorder à la femme un certain épanouissement. Vaste programme ! Personnellement, nous ne voyons pas par quels écrits Isabelle Eberhardt soutenait pareilles idées. Si elle évoque souvent l’Islâm à travers Mes journaliers, elle le fait en parlant de sa foi, de son désir de se consacrer à l’Islâm, mais jamais elle ne fait la liaison entre sa féminité et sa position au sein de la religion. A priori, la thèse de l’auteur nous intrigue fort, puisque nous ne voyons pas grâce à quels écrits, on peut arriver à pareille déduction.
En Algérie va paraître l’édition critique de Sud-Oranais, ouvrage qui donne enfin, un siècle près le parution en librairie des ouvrages polluées Dans l’ombre chaude de l’Islâm et notes de route, le vrai texte de cet ultime récit de voyage, ou du moins le texte approximatif pour les neuf chapitres manquant au manuscrit . En tout cas, le résultat de ces recherches est bien différe de ce que les deux éditeurs, M.-O. Delacour et J.-M. Huleu qui prétendent se référer au manuscrit, ont livré dans Ecrits sur le sable, tome I et dans la réédition chez J. Losfeld. L’édition critique enrichit la version par cinq chapitres inédits, redonne la vraie structure de l’œuvre et élimine plus de trois mille modifications du premier éditeur, Victor Barrucand, qui sont encore présentes dans les rééditions actuelles, tout en étant accompagnée d’un appareil critique et de notes qui permettent au lecteur actuel de comprendre ce récit du début du XXè siècle, puisque beaucoup de personnages, de lieux évoqués, d’événements se sont effacés de l’horizon d’un lecteur moyen de notre époque. A tous le points de vue, c’est un travail qui renouvelle l’œuvre d’Isabelle Eberhardt, en l’apurant des atteintes du temps et des manipulations plus ou moins volontaires et intempestives des éditeurs.
Un dernier ouvrage, une biographie, Isabelle Eberhardt et l’Algérie, a paru l’an passé aux éditions Barzakh et est due à Khelifa Benamara. De ce travail, nous avons aimé et apprécié trois passages : l’avant-propos où l’auteur raconte avoir aperçu un fantôme, celui d’Isabelle Eberhardt – car celui-là est né et a grandi dans la maison reconstruite où l’écrivaine
est morte-, le long développement sut la mystique musulmane (pp. 69-74) et l’épilogue où il narre le témoignage de Goumiri, le jeune employé d’Isabelle Eberhardt, quand elle logea en mai 1904 dans une maison, près du ksar.
Malheureusement, disons-le franchement, ce travail nous a déçu, parce que, d’une part, c’est souvent une compilation des biographies existantes et, d’autre part, il s’abstient de toute référence précise dans les faits avancés. C’est le comble pour un travail qui se prétend objectif. La biographie est partagée en trois parties : I. Eberhardt avant sa venue au Sud-algérien (1877-1899), -Isabelle la Russe dans le Sud-est algérien (1899-1901), - Isabelle la Française dans le Sud-ouest algérien (1902-1904) et chaque partie divisée en cinq ou quatre chapitres. Déjà cette simple citation donne la tonalité de l’ouvrage : Isabelle Eberhardt se comporte comme une citoyenne française et même, d’après l’auteur, comme un ardent défenseur de l’entreprise coloniale de son pays d’adoption ! Tout cela est affirmé haut et fort sans pour cela être soutenu par des preuves, vaguement cautionné par une soi-disant enquête locale, puisque l’auteur est d’Aïn-Séfra. Réglons d’abord le compte à la prétendue assertion qui prétend qu’ Isabelle Eberhardt était appelée Mahmoud par les gens. Tout dans son œuvre prouve que les contemporains l’ont toujours nommée « Si Mahmoud », simplement parce qu’elle se disait appeler ainsi et que le savoir-vivre de l’époque respectait le simulacre. Elle le dit explicitement dans un chapitre de la première version de Sud-Oranais, à l’issue de son séjour de deux mois à Beni-Ounif, en parlant des mokhaznis, « les compagnons de [ses] promenades et de [ses] veillées » : « Si Mahmoud, disaient-ils, reste parmi nous. [..] Ils savaient bien, par tant d’indiscrétions européennes que Si Mahmoud était une femme. Mais, avec la belle discrétion arabe, ils se disaient que cela ne les regardait pas, qu’il eût été malséant d’y faire allusion ; et ils continuaient à me traiter comme aux premiers jours, en camarade lettré et un peu supérieur ». Et n’en déplaise à certains, cet état de fait s’est poursuivi jusqu’à sa disparition.
A propos de son déguisement et de son parler arabe, l’auteur soutient : « Elle peut leurrer un Européen mais pas un autochtone » (p.9. Pourtant, Isabelle Eberhardt a bien « leurré » le cheikh de la Zâouïa de Kenadsa et tout son entourage puisqu’elle écrit : « Je ne la verrai jamais, cette Lella toute-puissante [la mère du cheikh …] puisque je suis Si Mahmoud, et qu’on continue à me traiter comme tel : si même, grâce aux indiscrétions de Béchar, on a des soupçons, on se gardera bien de me le faire sentir, car ce serait gravement manquer à la politesse musulmane » . De plus, même si Khelifa Benamara doute de ces paroles, il faut lui rappeler qu’après le décès d’Isabelle Eberhardt, quand des journalistes vinrent s’enquérir de son passage à Kenadsa, le cheikh n’arrivait pas à croire à la réalité du déguisement et affirmait : « Ici nous connaissons Si Mahmoud et nous n’avons rien à lui reprocher, car il s’est conduit d’une manière exemplaire ».
Pour montrer le parti pris, relevons deux autres affirmations gratuites. Ainsi lit-on, à la page 57 : « L’inconvénient majeur qu’entraîne cette situation ambiguë [celle de femme déguisée en homme] est l’impossibilité de fréquente les mosquées ». Que fait l’auteur du chapitre « Prière du vendredi » (Sud-Oranais, pp. 169-172) où il est écrit : « Aujourd’hui vendredi, course à la mosquée, pour la prière publique […]. La prière finie, je reste avec les tolba et les marabouts, qui psalmodient encore les litanies du Prophètes » ? Où est la gêne des musulmans ? Aucune, puisque Si Mahmoud était perçu comme un homme. Il y a un passage encore plus éclairant, pris de la lettre du 13 octobre 1897 à Ali Abdul Wahab, un ami tunisien, alors qu’Isabelle Eberhardt était à Bône(Annaba) et qui raconte sa participation « à l’inauguration d’une école musulmane particulière, dans une tribu bédouine, les kharési » (Ecrits intimes, p.106). La jeune femme, ne parvenant pas à s’endormir parmi les femmes, se rhabille et sort rejoindre les jeunes hommes qui montaient la garde : « Les jeunes talebs de la tribu m’entourèrent, avec ce grand respect très doucement fraternel que les Arabes témoignent aux femmes instruites, et, en chœur, nous nous remîmes à réciter des sourates du Coran, dans ce silence infini de la campagne morte. Et à l’heure de la prière de l’aube : « Alors, nous nous levâmes et nous commençâmes cette prière musulmane plus belle que celle des autres peuples de la terre […] ».Voici encore une phrase qui aurait dû inspirer le biographe : « Comme tu étudies l’Islâm, fais la prière avec nous, plutôt qu’avec les femmes [écrire en arabe], m’avait dit le fils du cheikh, si Mahmoud » .
Mais ce qui m’a encore plus choqué, c’est de lire : « Ce qui est sûr, c’est que, par son comportement excentrique, perçu souvent comme une attitude provocante, Isabelle, ignorante des us et coutumes de sud [sic] ait contribué, d’une certaine façon à son agression » (p.109) ! Il s’agit de l’agression de Behima, le 29 janvier 1901, au cours de laquelle un musulman a tenté de tuer Isabelle Eberhardt, avec un sabre et a réussi à la blesser sérieusement au bras gauche. Bref, on renvoie la responsabilité de l’acte à la victime et non à l’agresseur !
Par ailleurs, nous avons relevé pas moins de onze erreurs biographiques, plus ou moins graves. Isabelle Eberhardt n’a jamais fréquenté la Faculté de médecine de Genève, elle n’a pas appris l’arabe dès 1894, mais à partir de 1895. Elle n’était pas en voyage lors du suicide de son demi-frère Vladimir, car elle a de suite envoyé un télégramme, le 14 avril 1898, informant Ali Abdul Wahab du décès. La liaison avec Slimène n’était pas une simple passade et en mars 1901, Slimène n’est pas muté à Marseille, mais à Batna. De plus, après sa découverte d’El-Oued en août 1899, elle n’a pas décidé de suite d’y revenir : c’est l’interdiction de se rendre à Ouargla, en juillet 1900 qui la décide de revenir à El-Oued. Avant son départ de France, elle écrit bien qu’elle voudrait aller à Ouargla, comme elle l’écrit le 16 juillet : « C’est probablement à Ouargla que j’irai » et la phrase qui révèle l’opposition de l’armée est du 31 juillet : « Ce soir, si le bureau arabe ne s’y oppose pas, je partirai pour El-Oued ».
Isabelle Eberhardt a sans conteste dépassé le stade primaire
de la croyance : la réflexion qu’elle développe le 23 juillet 1901 autour de la chahada et de bismillahi a un caractère très élevé et ne peut être qualifiée de primaire. Concernant son Islâm, écrire qu’en « toute chose, il faut s’attacher à trouver d’abord ce qu est divin : l’Immanence divine et éternelle » n’est pas une réflexion élémentaire, mais témoigne d’une spiritualité élevée. D’autres réflexions témoignent de l’élévation de pensée et de la conduite d’ Isabelle Eberhardt, comme le passage développé le 27 août 1901 : « Pour tout résumer, je pardonne tout, et c’est bien à Lui [Dieu] à juger. J’ai fait et ferai jusqu’au bout mon devoir humain et envers celle [sa mère] qui n’est plus. J’ai eu des torts envers elle et envers Vava [Trophimwski, l’ancien précepteur et compagnon de la mère]. Torts involontaires, certes, mais qu’il faut racheter en marchant droit, en faisant le bien pour le bien et pour Eux [son demi-frère Augustin et sa femme] et non pour la reconnaissance de ceux à qui je le fais ». Continuer à rendre le bien malgré l’aveuglement des autres, le faire en n’escomptant aucune récompense, pardonner, à son agresseur, l’adopter comme frère ne sont pas des conduites habituelles et témoignent d’une grandeur de caractère exceptionnelle. Ce n’est pas en insistant sur quelques faux pas, que l’on restitue la force de caractère et la singularité d’un personnage. A cet égard, il faut connaître le témoignage des contemporains. Celui de Robert Randau, après sa disparition, ami de Ténès et écrivain, est éloquent. Rarement, j’ai lu une preuve aussi éclatante de la bonté d’une personne.
Se pose aussi la question de savoir ce qui est primordial à propos d’un écrivain. Sa fonction n’est nullement d’être un saint, d’atteindre la perfection morale. Ce que l’on lui demande, c’est de témoigner, de livrer une compréhension du monde qui nous fasse réfléchir, de nous proposer des expériences inédites ou singulières, une richesse de discernement qui nous élève. Rousseau était un mauvais père, sujet à la manie de la persécution, mais cela n’enlève rien à l’œuvre qui vise « à faire se rejoindre réalité intérieure et image sociale ». Gide était homosexuel, mais qui saurait rester insensible à la quête de soi et à la recherche de vérité dans Si le grain ne meurt. Céline faisait preuve d’un antisémitisme presque viscéral, cela n’altère en rien la lucidité de Mort à crédit qui raconte l’inéluctable faillite des milieux de son époque.
D’autre part, dans cette biographie, on décompte de nombreux manques qui auraient bien mieux éclairé la spécificité de l’œuvre, dont il n’est presque pas question, en dehors de rappel d’écrits de l’écrivaine, que d’autres ont déjà fait et en soulignant avec beaucoup de brio leurs qualités. D’abord l’écriture d’Isabelle Eberhardt ne doit presque rien à Lydia Pachkov, correspondante et voyageuse russe des années 1890. Par contre, elle a été profondément et durablement influencée par Pierre Loti. C’est d’ailleurs cette prégnance qui explique en partie la sympathie et l’attirance de l’Islâm. Celui qui lui a fait prendre conscience de cette dépendance est Eugène Brieux, homme de lettres et dramaturge célèbre en 1900. C’est également ce dernier qui lui est venu au secours financièrement durant l’été 1901. Tout cela n’est même pas évoqué.
Khelifa Benamara omet aussi de préciser qu’Isabelle Eberhardt est arrivée à El-Oued, en août 1899, au crépuscule, moment essentiel quant à la manière dont elle a perçu le pays. Après le procès de son agresseur et son expulsion en juin 1901, il ne signale pas que Slimène a obtenu un congé et a pu accompagner sa fiancée jusqu’à Marseille. Dans cette ville, il ignore aussi que le colonel de Rancougne, qui est intervenu pour obtenir la permutation de Slimène, est allé jusqu’à envoyer son propre neveu pour permuter avec l’intéressé. Même le problème de la conversion d’Isabelle Eberhardt est traité rapidement. Jusqu’à preuve du contraire, on ne connaît aucun document, ni témoignage qui indique qu’elle s’est convertie à l’Islâm, en été 1897. Peut-être n’y eût-il aucune cérémonie et qu’Isabelle fût devenue musulmane en même temps qu’elle a été initiée comme kadrïya, en été 1900 ?
A tout cela, il faut ajouter des erreurs historiques. Les Français ne s’installèrent pas à Ain Sefra à cause du soulèvement de Bouamama, mais ce dernier se révolta, car il savait qu’ils allaient s’y installer. D’ailleurs, un officier en mission à Tiout pour fixer le point d’installation renseigna les autorités sur les premiers mouvements du marabout. D’autre part, le biographe active le mythe des tribus irréductibles et a une perception de la situation fortement manichéenne. La résistance à l’occupation dépendait d’un patriotisme local et de l’attachement sentimental à la terre des aïeux et Mohammed Harbi a raison d’affirmer : « Certains auteurs ont parlé de nationalisme. Ce mot n’est pas adéquat, car les réactions algériennes se rapportent davantage à une vision communautaire et culturaliste qu’à l’idée de nation ». De plus, la fin de la révolte des Ouled Sidi Cheikh privait le sud-ouest algérien de tout moteur efficace.
Khelifa Benamara avance : « les archives des Territoires de commandement disponibles ne sont pas complètes et n’ont pas livré tous leurs secrets » (p.230). Par ce que j’en sais, je suis persuadé que les surprises qu’il en attend soient bien désagréables pour ceux qu’il traite de tribus irréductibles. En tout cas, en 1904, certains Douï-Menia s’étaient déjà nettement positionnés en faveur de l’occupant et cela les archives le prouvent amplement. Pour Lyautey, il fait erreur quand il affirme que celui-là communiquait directement avec le ministre, sans d’ailleurs préciser lequel ; il le faisait avec le gouverneur général, mais il était tenu d’informer en même temps la hiérarchie militaire.
Deux derniers points montrent à quel point, le biographe ne retient que ce qui l’arrange. Selon lui, c’est au cours du rapide voyage de février 1904 que tout a été arrangé entre Lyautey et Isabelle Eberhardt en ce « qui concerne se futures missions » ! D’abord, il est erroné de dire que ce déplacement vient de l’initiative de Lyautey. C’est Victor Barrucand qui voulait découvrir la région et il a naturellement demandé à sa collaboratrice de l’accompagner.D’ailleurs, le journaliste renouvellera un autre déplacement au cours de ce même mois de l’année suivante pour aller se recueillir sur la tombe d’Isabelle Eberhardt. Et le reste est à l’avenant : le second long séjour n’est pas non plus une sollicitation du général, mais un vœu d’Isabelle Eberhardt, qui s’est alors assurée du soutien financier de la Dépêche algérienne et ce qu’on lit dans la biographie, soutenant que l’écrivain « promet d’écrire un recueil de textes qui sera dédié à Lyautey et publier par l’Akhbar » n’a aucun fondement réel. Les premiers textes sur ce séjour sont effectivement publiés par La Dépêche algérienne.
Le biographe a une manière particulière de manier les citations et les témoignages. Ainsi de la citation de Lyautey concernant son appréciation d’Isabelle Eberhardt, il coupe après « réfractaire » (p.212) et plus loin, pour enlever à ce mot toute sa charge sémantique, il la qualifie de « réfractaire rentrée dans le rang » ! Il faut savoir ce que le mot dignifie : un(e) réfractaire est quelqu’un qui résiste, qui refuse de se soumettre. Voilà ce qu’Isabelle Eberhardt était. De plus, la suite du passage ne laisse aucun doute sur son comportement :
« trouver quelqu’un qui soit vraiment soi, qui est hors de tout préjugé, de toute inféodation, de tout cliché, et qui passe à travers la vie aussi libéré de tout qu’un oiseau dans l’espace, quel régal… ». Si hors de toute inféodation et aussi libéré qu’un oiseau dans l’espace ont
un sens, ce n’est certainement pas celui que leur donne Khelifa Benamara.
En ce qui concerne le témoignage de l’anarchiste, on le qualifie d’extrapolation. D’abord, relevons deux erreurs dans la biographie : Isabelle Eberhardt n’a jamais rencontré ersonnellement Ernest Girault, mais un certain Polin et celui-là n’est venu qu’une seule fois en Algérie et avec Louise Michel (ce que les biographes de la célèbre anarchiste lui reprochent). Pourquoi détourner le sens de la requête de l’écrivain auprès de Polin : Isabelle Eberhardt a très bien pu rencontrer celui-là au cours de décembre 1903, au retour justement de son premier séjour. Et rien n’indique que ce fut avant celui-ci. Et contrairement à ce qu’écrit Khelifa Benamara, je continue à explorer cette piste et je ne l’ai pas abandonnée (je ne connais d’ailleurs personne d’autre qui s’y intéresse) et ce n’est que dans son esprit qu’elle est une impasse. Maintenant, il tient à tout prix de faire d’Isabelle Eberhardt une espionne, et de présomptions, de dépréciatifs à la limite de l’insulte (« jeter son dévolu sur Slimène», p. 225). A mes yeux et contrairement à ce qui est écrit, Isabelle n’était pas « une écervelée » (p.125) ni même « une fofolle » (p.110).
Une autre distorsion biographique se trouve dans « Pour ce qui est du Tafilalet, il est convenu d’y laisser aller Isabelle si les circonstances le permettent » (p.209) Or pour qui sait lire, cela est tout simplement faux. L’idée d’aller dans cette région est née de la rencontre à la zâouïa de Kenadsa, en juillet, avec un Berbère qui y a ramené le troupeau volé. Isabelle Eberhardt y renonce en grande partie, justement parce qu’elle n’en avait pas informé les autorités. Au dernier chapitre « Départ » de Sud-Oranais, quand le Berbri El Hassani lui dit : « Réfléchis, Si Mahmoud […] tant qu’il est encore temps de te décider pour ce voyage », elle écrit : « La tentation est bien forte, et j’ai failli y succomber. Mais partir ainsi sans autorisation supérieure, sans même avertir personne ! » (pp.226-227). Alors je voudrais bien savoir où se trouve la concertation préalable ?
Il y a bien d’autres affirmations de cet ouvrage que l’on pourrait infirmer, par exemple la soi-disant emprise du lieutenant Berriau sur Isabelle, alors qu’elle a eu de bonnes relations avec le lieutenant Paris. Maintenant, je tiens à rassurer K. Benamara : André Le Révérend, auteur d’une thèse de Doctorat d’Etat et de plusieurs ouvrages sur Lyautey (dont celui-là en signale un), a avoué n’avoir jamais trouvé aucune preuve sur une utilisation d’Isabelle Eberhardt par Lyautey ; pourtant, c’est le meilleur connaisseur de ce personnage et celui qui a pris connaissance de toutes les archives, même privées. D’autre part, K. Benamara s’étonne que la question de l’espionnage soit traitée en quelques lignes par Edmonde Charles-Roux, dans sa volumineuse biographie. Si elle l’a fait aussi rapidement, c’est qu’elle n’a trouvé rien de consistant sur le sujet. Après la parution de son Nomade j’étais (éd. Grasset, 1995), je lui adressé une analyse d’une dizaine de pages et je connais assez l’écrivaine pour savoir que son désir de vérité ne lui a jamais fait envisager la moindre envie de dissimulation. Jeter la suspicion sur quiconque n’abonde pas dans le sens de vos idées n’est pas honnête.
Pour en terminer, souhaitons que ceux qui veulent écrire sur Isabelle Eberhardt prennent d’abord soin de s’informer de son œuvre, de distinguer ce qu’elle a écrit de ce que d’autres ont ajouté. Ainsi est-il faux de reproduire la fin imagée de Victor Barrucand dans Sud-Oranais, qui après « le grand charme d’il y a un mois s’est évanoui » a ajouté une note romantique : « Alors, rageusement, pressant les flancs de ma jument blanche, je m’élance dans un galop fou, et le vent du désert tarit mes yeux humides… ». Pourtant, mon édition critique de Dans l’ombre chaude de l’Islam a déjà signalé cet ajout. D’autres passages cités dans I. E. et l’Algérie – et que nous avons déjà incriminés – ne sont nullement de sa plume. Par exemple le chapitre « Réflexions du soir », en conséquence, il n’y a chez l’écrivain aucun « vieux écho de panthéisme » (p.175). A la page 166, l’auteur reproduit également un passage profondément modifié par le même Barrucand au sujet de la pépinière d’Aïn-Safra. Le chapitre « Esclaves » n’existe plus dans le manuscrit et pour toutes ces pages 153 au milieu de la 158 (mis à part la 2º moitié de la p. 154), on ne dispose plus que de ce que le premier éditeur a remanié (chapitres : « Entrée à la zâouïa », « Vie nouvelle » (deux divisions crées par V.B.), « Petit monde des femmes » et « Esclaves »). D’ailleurs, les trois lignes finales du dernier chapitre, qui ont survécu et que j’ai exhumées, sont en contraction avec ce que V. Barrucand a livré et l’entache de suspicion, donc on ne peut pas conclure du caractère raciste de l’écrit original.
Tout ce qui est excessif n’est pas digne d’intérêt et l’ouvrage de Khelifa l’est assurément. A part les trois parties citées, le reste est pétri de trop de certitudes, de trop d’allégations, de trop d’incises dépréciatives et même parfois de malveillance. Dommage qu’il ait cru devoir honorer de telle manière celle qui repose dans un cimetière de sa ville et si prés de ses propres parents
Les Etudes Islamiques, revue du Haut Conseil Islamique
N 11 /2007

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